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LE PIÈGE AMÉRICAIN

Le 14 Avril 2013 à l'aéroport JFK, Frédéric Pierucci, haut dirigeant du groupe Alstom, est arrêté par le FBI pour corruption à sa sortie de l'avion. Il passera deux ans en prison de haute sécurité. Invité à Luxembourg par notre partenaire, le Cabinet de conseils BSPK, il nous raconte comment la justice américaine déstabilise les grandes entreprises européennes.

Frédéric Pierucci occupait le poste de président monde de la division chaudière d’Alstom au moment où General Electric rachetait la branche énergie du groupe Français. Accusé de corruption et de blanchiment d’argent par le gouvernement américain dans une affaire de contrat indonésien, il assure ne pas avoir été impliqué. D’abord assisté par le service juridique d’Alstom, très vite son entreprise va le sacrifier et il passera 25 mois en prison de haute sécurité. Son affaire est fréquemment présentée comme un exemple de la guerre économique à laquelle se livrent les États-Unis, y compris à l’encontre de ses alliés supposés.

PREMIUM : Frédéric, comment votre vie a-t-elle basculé lorsque vous êtes descendu de cet avion ?

Frédéric Pierucci : Avant de me poser à l’aéroport JFK, je venais de partir à Singapour avec ma famille en août 2012 dans le cadre d’une opération stratégique sur la partie production d’électricité qui avait été décidée par Alstom. C’est important de replacer mon histoire dans le contexte. Alstom, c’était une division transport qui faisait les TGV et les métros, et deux grosses divisions qui s’occupaient de la production et du transport de l’électricité. Donc, sur la partie transport, l’idée du groupe était de faire rentrer les russes au capital d’Alstom Transport et, sur la partie production, de faire rentrer nos concurrents chinois de Shanghai Electric. Ma division avait été choisie comme un test pour ce rapprochement. J’ai travaillé avec les chinois sur le joint-venture et j’ai été nommé comme futur président de cette entreprise commune. Trois mois après, j’étais mis en examen par le département de la justice pour des faits remontant à dix ans auparavant. Lorsque je suis arrivé sur l’aéroport Kennedy, je ne le savais pas encore, mais j’avais été mis en examen 6 mois plus tôt, en novembre 2012, c’est-à-dire juste après mon arrivée à Singapour. Et ma mise en examen avait été gardée sous scellés. Ce n’est pas comme en France ou au Luxembourg : en général, quand vous êtes mis en examen, vous le savez tout de suite. Mais dans ce cas, lorsque vous êtes résident d’un pays qui n’extrade pas ses ressortissants et que vous êtes mis en examen par la justice américaine, ils le gardent sous scellés jusqu’à ce que vous arriviez sur le territoire, ou bien ils vous placent sur une liste d’Interpol pour vous faire extrader du pays dans lequel vous habitez. C’est important car, lorsque vous êtes mis en examen dans ces conditions, il y a toute une partie de la procédure qui s’est passée sans que vous ne soyez au courant, ni pouvoir réagir.

Ce jour-là, lorsque la porte de l’avion s’est ouverte, des agents du FBI m’attendaient pour m’arrêter et me conduire devant un procureur à Manhattan qui m’a informé de cette mise en examen. Ceci dans un contexte ou une enquête était sur Alstom depuis 2010, mais, devant le refus d’Alstom de coopérer, ils ont décidé de frapper un grand coup en m’arrêtant pour faire pression et mettre en prison le PDG du groupe. Le motif de mon arrestation était que, 10 ans plus tôt, Alstom avait embauché deux consultants sur un projet en Indonésie pour payer des pots de vin, et que j’aurais dû être au courant car je faisais partie du middle management qui avait approuvé leur recrutement.     

PREMIUM : Comment s’est passée votre incarcération ? 

F. P. : Pour éviter ma fuite, ils ne m’ont pas libéré sous caution, J’ai été placé directement en prison de haute sécurité, le plus haut niveau de sécurité des prisons américaines. J’ai été mélangé avec des criminels de carrière en attendant un éventuel procès. J’ai demandé plusieurs fois ma libération sous caution mais je ne l’ai jamais obtenue. 

PREMIUM : Comment fait-on pour survivre dans ces conditions quand on n’est pas un criminel ?

F. P. : Il existe une catégorie par race dans ces prisons : les hispaniques, les noirs et les caucasiens. Lors de mon arrivée, j’ai rejoint un groupe qui m’a procuré une certaine protection. Et j’ai eu la chance dans mon malheur de rencontrer une figure du grand banditisme qui connaissait bien la France, car c’était l’un des derniers survivants de la French Connection*, qui avait déjà fait 4 ans de prison en France sur ses 33 ans de prison. Je lui ai rappelé de bons souvenirs et il m’a pris sous son aile.  

PREMIUM : Comment avez-vous mis à profit ce temps passé sous les verrous ?

F. P. : J’ai passé les 14 premiers mois en étudiant de manière obsessionnelle ces fameuses lois extra-territoriales, à la fois tous les cas de jurisprudences de ces entreprises et des personnes qui avaient été inculpées au titre de cette loi, pour trouver des éléments qui auraient pu m’aider dans mon propre cas. Et j’ai écrit mon livre ‘Le piège américain’.

PREMIUM : Et votre famille pendant ce temps ?

F. P. : C’était très compliqué ; ma femme s’est retrouvée toute seule à Singapour avec nos 4 enfants à l’autre bout du monde. J’ai pu la voir une fois pendant mon incarcération, mais c’était derrière une vitre blindée au téléphone pendant une heure. Et je n’ai pas vu mes enfants durant mes 14 mois de prison.

PREMIUM : Est-ce que vous avez reçu de l’aide de la part d’Alstom ? 

F. P. : Dès le début, j’ai demandé de l’aide à mon entreprise, et surtout les documents nécessaires pour prouver mon rôle dans cette affaire, pour démontrer qui prenait les décisions pour retenir les consultants, tout ça pour me défendre. Et, bien évidemment, l’entreprise ne m’a rien donné, car le premier réflexe quand vous êtes patron c’est de limiter la casse et de protéger le reste de l’organisation. Personne ne s’est déplacé pour venir me voir. Et le groupe est passé d’un statut d’absence de coopération avec la justice à un statut de complète coopération, parce que le PDG a su que c’était lui le prochain  qui allait finir en prison. Donc je me suis retrouvé seul.

PREMIUM : Quels sont les moyens à utiliser aujourd’hui pour lutter à armes égales avec les États-Unis  ?

F. P. : Derrière tout ça, il y a une opération de déstabilisation du Groupe Alstom et un rachat par General Electric des 2/3 du groupe. C’est la cinquième entreprise que le géant américain rachète avec la même tactique. Il ouvre une enquête contre une entreprise, cette dernière est poussée à négocier un accord avec le département de la justice, suite à quoi le PDG évite la prison et, derrière, l’entreprise est rachetée au plus bas. C’est un principe qui est rôdé ; la cible, se sont toutes les entreprises européennes. Dans le top 30 des entreprises qui ont payé des amendes, on retrouve les grands noms des entreprises européennes. Si on coopère, personne n’est arrêté, dans le cas contraire, il y a une, deux ou trois personnes qui sont interpellées pour contraindre l’entreprise. Cette extra-territorialité se manifeste via deux grands canaux : les paiements en dollars et l’utilisation du système SWIFT** qui crée automatiquement un lien avec les États-Unis, le deuxième canal il s’agit des GAFA***, car si l’on envoie des emails vers le territoire américain, cela crée également un lien de rattachement avec le pays. L’utilisation des ces canaux suffit à prouver que toutes les entreprises sont sous-américaines. Tous les ans ou tous les deux ans, naît une nouvelle loi extra-territoriale****, comme par exemple Le CLOUD Act, qui permet aux autorités américaines, si le service provider est américain, d’avoir accès aux informations de votre entreprise s’ il y a une enquête ouverte contre celle-ci. Ou encore plus récemment dans le sport, le Rodchenkov Act, une loi qui permet à la justice américaine de poursuivre pour dopage des personnes qui ne résident pas aux États-Unis. C’est une extra-territorialité du droit américain qui veut s’imposer un peu partout dans le monde. En Europe on a commencé à réagir de manière défensive. Les anglais, du fait que British Aerospace avait été mise en cause par les américains pour avoir versé des pots de vin en Arabie Saoudite, se sont acquittés d’une amende de 400 millions de dollars. Ils ont alors créé leur propre loi anti-corruption extra-territoriale qui s’appelle le UK Bribery Act, c’est-à-dire qu’à partir du moment où une filiale est en Angleterre, tout le groupe est sous la loi anglaise. En France, suite à l’affaire Alstom, on a créé la loi Sapin 2, ce qui a déjà permis à deux entreprises françaises, la Société Générale et Airbus, de payer son amende à 50/50 avec les États-Unis pour la première, et de récupérer deux milliards sur trois de son amende pour la seconde. Au moins, c’est de l’argent qui reste dans les poches du Trésor français et pas dans celles du Trésor américain. Car avant la Loi Sapin 2, les entreprises françaises en 10 ans ont déjà payé 14 milliards de dollars au Trésor américain.

PREMIUM : Que faites-vous aujourd’hui pour faire changer les choses ? 

F. P. : En 2015 j’ai créé ma propre société de conseils en compliance pour aider les entreprises à se mettre en conformité avec ces lois sur l’anti-corruption. Avec le cabinet BSPK on essaye de faire beaucoup de choses en Belgique et au Luxembourg. L’idée est de renforcer l’arsenal de procédures sur les parties anti-corruption, contrats à l’exportation, compliance et data. En parallèle, j’ai aussi le projet de racheter à General Electric la partie qui était la plus sensible pour l’industrie française, celle qui s’occupait de la maintenance et de la fabrication des turbines pour toutes les centrales nucléaires françaises. Un élément majeur de la souveraineté énergétique française, car 75% de nos besoins en électricité sont produits en France par nos centrales nucléaires. J’ai beaucoup de supports sur cet objectif ; on verra comment ça va se faire, mais l’idée est que la France puisse replanter un drapeau sur cette activité stratégique.

PREMIUM : Le Luxembourg est-il dans l’œil du département de la justice américaine ?    

F. P. : Le Luxembourg est une place financière incontournable. Beaucoup de banques ont été mises à l’amende par le département de la justice soit pour enfreintes aux contrôles des exportations et respects des embargos, et sur l’aspect anti-corruption. La banque ING en Hollande a pris une amende de 800 millions d’euros pour avoir facilité le paiement de pots de vin sur des pays d’ancienne Europe de l’Est. Les banques sont réellement dans l’œil du cyclone et l’importance de la place financière du Luxembourg est un risque sur ce sujet.

* La French Connection est la filière française qui prenait part à l’exportation d’héroïne aux États-Unis depuis la France, des années 1930 aux années 1970. Il s’agissait de réseaux et d’équipes implantés pour la plupart à Marseille et Paris.

** Système de traitement des opérations bancaires internationales.

*** Entreprises les plus puissantes du monde de l’internet : Google, Apple, Facebook et Amazon.

**** L’extraterritorialité du droit américain est l’application de lois votées aux États-Unis à des personnes physiques ou morales de pays tiers. Elle couvre des champs aussi diversifiés que le contrôle des exportations sur les pays interdits, la fiscalité des personnes et la lutte contre la corruption.

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